Formation des enseignants : ne pas commencer par la fin
Pour Elisabeth Nonnon (univ. de Lille), la réflexion sur la formation d'enseignants devrait tenir compte des recherches universitaires réalisées sur ce sujet, notamment celles portant sur les caractéristiques du développement professionnel des débutants. Si les normes de l'institution et celles mises en œuvre dans le lieu d'exercice sont trop éloignées, les débutants sont placés devant des dilemmes. Ils doivent donc sélectionner et hiérarchiser ces multiples prescriptions primaires et secondaires pour ajuster les tâches qu'ils se donnent à eux-mêmes.
Il est nécessaire en formation de prendre en compte les priorités des questions qui se posent au débutant lors de la construction d'une identité professionnelle. Le problème est d'abord de tenir sa classe, surtout quand il exerce dans des conditions où la priorité est d'établir la paix scolaire, secondairement l'adhésion au projet d'enseignement. Ils apprennent donc à mettre en œuvre les savoir faire de base relatifs au rythme des activités, au maintien du contact, au niveau de formulation... Si les conditions sont moins difficiles, ils peuvent s'efforcer d'équilibrer l'avancée dans le programme et l'ajustement à ce que la moyenne des élèves est capable de suivre, dans des tâches visant la mise au travail et la participation aux échanges.
Ce n'est que plus tard, quand ils auront réglé ces problèmes, qu'ils seront à même de se centrer sur les apprentissages effectifs de chacun, de traiter les erreurs et de différencier, se posant alors de nouvelles questions. S'il n'est pas établi qu'il s'agit d'invariants dans le développement professionnel, cela conduit néanmoins à s'interroger sur les scénarios de formation commençant par la fin, c'est à dire proposant aux débutants des objectifs que peu d'enseignants chevronnés arrivent à mettre en œuvre. Dans la réelle épreuve que constitue l'expérience de responsabilité d'une classe, les jeunes enseignants peuvent ressentir douloureusement les tensions entre exigences contradictoires et être renvoyés à une impuissance démobilisatrice si on attend d'eux trop et trop précocement, sans s'adapter à leurs compétences et leur capacité actuelle de passer des compromis pour redéfinir leur tâche, sans perdre de vue un idéal à plus long terme.
Un autre débat porte sur les modes de construction des connaissances professionnelles en formation : quelle part donner à leur transmission par des professeurs expérimentés et à leur élaboration progressive à travers des échanges entre débutants ? L'hypothèse d'isomorphisme entre situations de construction par les élèves de connaissances en classe et situations de formation d'enseignants stagiaires formés à l'université est-elle valide ? La pertinence d'une formation en alternance réside dans l'association de trois composantes : l'action professionnelle (nécessité de stages tôt dans le parcours de formation), la réussite dans l'action (nécessité d'un encadrement des stages), la compréhension de l'action et des conditions de réussite (nécessité de lieux de redescription de l'expérience hors de l'urgence quotidienne).
Cette association est délicate. Les débutants dénoncent les formations consacrant trop de temps trop tôt à l'analyse de pratiques insuffisamment maîtrisées, sans assumer ce qu'ils jugent la première mission de formateurs : transmettre les fondements des pratiques ordinaires, en mettant à leur portée des savoir-faire efficients et en valorisant les outils existants (manuels, guides didactiques). Eluder cette demande, survaloriser l'innovation pédagogique et l'inventivité des débutants conduit souvent à l'effet inverse. Quand ils dénoncent la dimension théorique de la formation, théorique ne signifie pas académique opposé à pratique, mais peu réaliste, peu conciliable avec les conditions ordinaires d'exercice, coûteux et trop distant des pratiques partagées dans les lieux de socialisation professionnelle. Cela englobe les modèles privilégiant exclusivement une dimension du métier (l'examen rationnel des notions à enseigner par exemple), alors que son exercice mobilise des décisions sur plusieurs plans (pédagogique, affectif..). Les modèles d'orthodoxie didactique et pédagogique sont jugés intéressants mais trop précoces dans la formation, parfois culpabilisants par rapport aux stratégies de survie qu'ils sont amenés à mettre en oeuvre. A l'inverse, il est dangereux de placer les débutants en pleine responsabilité, ce qui les conduit à mobiliser toutes leurs ressources intellectuelles et émotionnelles dans l'urgence de faire classe, de préparer les réalisations quotidiennes. L'intégration et la progressivité de l'exercice professionnel, la réflexion guidée sur cette action dans un lieu dégagé de l'urgence sont nécessaires pour asseoir des ressources permettant d'évoluer durablement.
En fait les jugements des débutants sont contrastés selon leur niveau et leur histoire : les formateurs doivent évaluer la « zone proximale de développement » professionnel des formés et différencier leur intervention à la hauteur de l'hétérogénéité de leur public. Former des enseignants en alternance confronte à la multidimensionalité du métier, amène à opérer des choix entre approche globale des dimensions de l'activité enseignante et approche analytique les isolant pour les comprendre hors de l'urgence, entre dynamiques descendantes (partir des connaissances pour les transposer en principes d'action) et ascendantes (accompagner et analyser l'action pour modifier le pouvoir d'agir et les connaissances). La tâche des formateurs est de savoir situer l'état présent des priorités sans se soumettre aux demandes immédiates et de savoir combiner ces scénarios de formation. Ce sont ces dynamiques, dont les travaux de recherche aident à faire le bilan, dont l'efficacité commence à s'avérer, qui sont directement menacées par la réforme de la formation des enseignants.
Ce texte présente le résumé, par Elisabeth Nonnon avec l'autorisation de Roland Goigoux, d'une présentation qu'il a publiée dans le Café pédagogique en janvier 2005, des travaux d'un colloque tenu à Clermont Ferrand sur les parcours de formation des enseignants débutants. GOIGOUX R., RIA J.L, TOCZEK M.C. eds : Les parcours de formation des enseignants débutants. Presses de l'université Blaise Pascal Clermont Ferrand.